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Contribution de N°21 - Bernard MARC

 Allocution prononcée par Monsieur Léon PARCÉ à l'occasion de la remise de la Croix de la légion d'Honneur à M. Jean TURCK le 24 novembre 1960


Mon Cher Ami,
 
Nous éprouvons une joie profonde à célébrer aujourd'hui votre nomination dans la Légion d'Honneur.
L'amitié et le devoir se rencontrent pour me confier la mission de vous exprimer les sentiments que nous suggère la distinction dont vous êtes l'objet.
Que votre modestie ne s'alarme pas. Dites-vous bien qu'un auteur est l'homme le moins qualifié qui soit pour prendre une juste vision de son œuvre.
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Le 15 août 1943, s'envolait des côtes de Provence en direction du Sud, un avion prototype fabriqué avec les moyens précaires de l'époque. Il effectuait sa première sortie et pour son coup d'essai mettait le cap sur l'Afrique. La provision d'essence péniblement rassemblée, lui permettait tout juste quelques heures de vol. Monsieur HUREL pilotait l'avion. A bord se trouvaient quelques autres passagers, dont vous-même. C'est ainsi que vous alliez affronter le sort.
Accueillis plutôt fraîchement dans le ciel d'Alger où vous aviez omis de déposer auparavant votre carte de visite, vous atterrissiez non sans peine, après une traversée mouvementée.
Toute impertinence mise à part, on vit sauter de l'avion un équipage de mousquetaires qui, pareils à ceux de la fable ou du roman, défendaient aussi l'honneur d'une grande Reine. Chacun pressait la petite fleur de l'Espérance. La mer était bleue, les nuages blancs et le soleil était rouge.
Poursuivant une œuvre amorcée déjà depuis trois ans, mais dont les circonstances rendaient chaque jour la réalisation plus malaisée, ils allaient travailler avec une efficacité accrue, à la libération du pays.
Cet appareil fragile au dessus des flots, cet avion dont la témérité inéluctable provoque un ciel menaçant, j'en fais volontiers une image d'Epinal qui me parait bien symbolique. J'aime la considérer, elle pourrait déjà se suffire.
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Mais il convient d'y ajouter bien d'autres choses, car vous êtes un excellent sujet comme l'on dit Quai de Conti. Sans vouloir m'engager dans une trop longue énumération qui ferait penser à un palmarès de distribution de prix, il me sera facile de mentionner vos principales activités techniques qui encadrèrent les clandestines.
Dès 1938, vous réalisiez les premiers engins planants télécommandés. Et quelques années plus tard, en Afrique du Nord et en Angleterre, vous avez continué en collaboration avec Mr. HUREL d'avancer dans le même voie, ou plus exactement sur deux voies opposées : l'une pour le guidage de la bombe, l'autre pour le brouillage des bombes ennemies, préservant ainsi plusieurs vaisseaux français des atteintes de l'adversaire.
La guerre finie, vous alliez poursuivre vos travaux dans d'autres domaines. Ce fut l'époque des télémesures, télécommandes, des télépilotages, enfin des engins spéciaux. Mais telle l'onde qui propage un ébranlement, une question en soulève une autre. Il fallait éviter le brouillage des engins. C'et ainsi que vous fûtes conduit avec la collaboration de Mr. le Professeur BARCHEWITZ à développer les études de l'Infra Rouge.
Encouragé par les Services de la Défense Nationale auxquels nous tenons à rendre un juste hommage, vous avez été présent dans toutes ces premières réalisations où vous fûtes vraiment un pionnier. Grâce à elles, votre nom est connu dans le monde électronique en France aussi bien qu'à l'étranger.
L'ensemble de ces œuvres nous révèle quelle était la nature du foyer qui alimentait votre flamme le 15 août. Le geste que vous avez accompli ce jour-là aurait pu rester sans lendemain, tel un feu de paille aussitôt éteint dès que le vent de la guerre serait tombé. Mais c'est justement parce qu'il n'en fut pas ainsi, que nous devons saluer chez vous cette heureuse rencontre des facultés complémentaires dont la conjoncture permet tous les accomplissements.
Lorsque l'oiseau de Minerve prend son vol, il peut se faire illusion dans les instants qui suivent le premier coup  d'aile. Pris à son propre carrousel, il s'enivre avec délice.
Mais l'alternance ne tarde guère, ni la pesanteur à lui faire sentir ses entraves. Il devine d'une manière confuse, sans oser encore se l'avouer, que la stérilité le guette, sinon la chute sans gloire; tel ce personnage célèbre, auquel le Maréchal FOCH avait prédit qu'il ne ferait jamais rien, parce qu'il ne croyait à rien.
La déesse aux yeux pers profite de ce trouble pour se pencher avec sollicitude sur son facile protégé. Elle l'enveloppe de ses rayons de lumière, l'incite à se poser sur le proche oiseau métallique dont les flancs robustes défient les tempêtes, afin que l'esprit qui anime et le complexe qui protège puissent se lancer ensemble, dans un effort conjugué, vers les espaces indéfinis.
Si vous fûtes donc ce cavalier résolu qui aux heures sombres partit d'un bon pas, vous fûtes aussi ce défricheur lucide qui pénétra dans la forêt vierge, l'un soutenant l'autre, substantiellement unis. C'est aux deux que nous voulons exprimer notre admiration. Tous deux composent à distance cette synthèse : "telle qu'en eux-mêmes enfin, l'éternité les changent" pour parler le langage de la poésie.
Pourquoi pas ?
S'en tenir strictement à l'histoire, telle qu'on est obligé de l'écrire, est souvent une disgrâce. Car c'est un malheur pour elle d'être toujours condamnée à choisir. Infirme congénitale, elle ne projette que d'étroits faisceaux de lumière, variés si l'on veut, mais fragmentaire et fixes. La légende qui la prolonge est toujours plus vraie, plus humaine, plus belle.
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Dans les époques qui suivent les périodes agitées, alors que l'on voudrait s'installer dans une vie calme, tourna-t-elle à la grisaille, les équipées sont rares.
D'abord, parce qu'elles trouveraient plus difficilement un objet.
Ensuite, parce que notre civilisation nous retire volontiers d'une main ce qu'elle nous donne de l'autre. Ses apports ne sont pas gratuits. Dans le plupart des cas, il y a, comme disent les comptables une actif et un passif : soit que nous perdions en véritable santé ce que nous gagnons en confort, soit qu'un orgueil malsain soit la rançon de la puissance accrue, soit aussi que les sécurités multipliées nivellent les caractères.
Et cette dernière égalité des comportements est telle que l'on peut marcher longtemps, côte à côte, sur une route bien unie, trop bien unie même, sans pour cela se pénétrer. Il faut souvent des années pour atteindre un minimum de connaissances.
La vie ordinaire nous met en présence d'une personne d'apparence douce, affable, presque timide, et qui est souvent la première à s'ignorer. Tous parait se mouvoir dans l'ordre immuable des habitudes consacrées par un long passé.
Pour avoir la foudroyante révélation, il faut des circonstances explosives, il faut qu'il surgisse quelque occasion solennelle. Alors les pièces de façade disparaissent. A leur place, la nature reprenant sa vigueur originelle en fait surgir d'autres, toutes frémissantes d'audace longtemps méconnue.
On croyait avoir devant soi la statue de BALZAC qui se trouve sur le Boulevard HAUSSMANN et voilà que jaillit soudain le BALZAC de RODIN Boulevard RASPAIL;
Ces divines surprises demandent l'affrontement des hommes et des événements. Elles sont rares. Un jour entre les jours, vous les avez données.
C'est pourquoi il est d'une bonne hygiène de les revivre et jetant un regard en arrière, d'évoquer vos créations techniques accomplies avec dilection, de rappeler l'instant suprême où, pleinement perçu, l'esprit a soufflé.
Cette vision sera salutaire à vos enfants, car l'inscription temporelle que vous avez prise a une valeur générative.
A nous tous encore, à notre Société qui pourra rappeler ces souvenirs avec fierté et les graver sur son fanion, à côté d'autres gestes glorieux.
Je vous remercie, Messieurs, au nom de la Société Anonyme de Télécommunications, d'avoir, par votre présence, donné toute sa signification à cette cérémonie. Nous sommes très sensibles à l'honneur que vous avez fait à M. Jean TURCK, que je vais avoir le privilège de décorer.
 
                                                                             Le 24 novembre 1960

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