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Contribution de N°55 - Jean-Louis LAVOISARD

 

Les BUGATTI de Jean TURCK 

 

 

Notes de J-L Lavoisard

 
 
1 – Débutons par leur fin !
 
Au cours de l'année 2005, ayant entrepris de participer à l'écriture de notre ouvrage d'histoire de la SAT, j'ai posé quelques questions à Pierre MAISON, ancien directeur commercial «aéronautique et espace» qui me confia le tome de ses mémoires qu'il avait consacré à sa vie professionnelle. J'y ai noté que peu de temps après avoir été embauché, il avait été chargé par Louis HENRY et Léon PARCÉ de l'évaluation puis, après la décision de reprise des Établissements TURCK, de l'intégration de leur actif dans celui de la SAT. Il faisait remarquer qu'il avait découvert que de prestigieuses voitures de collection (deux BUGATTI) en faisaient partie et qu'il avait « du » les vendre.
J'avais pensé à l'époque que cela était assez banal et ne l'ai pas mentionné dans notre ouvrage.
 
2 – Leur histoire retrouvée !
 
Lorsque j'ai lu « Je me souviens … » le livre que me remit Jean TURCK à l'occasion de son centenaire, j'ai découvert qu'il s'était intéressé très tôt aux BUGATTI et s'y était attaché ! Je compris alors combien la vente de ses deux voitures et en particulier la première, acquise à l'âge de 36 ans, qui témoignait de sa réussite sociale, avait du lui faire mal au cœur. En effet, non seulement, il l'avait utilisée comme voiture de prestige des Établissements TURCK, mais elle avait été utilisée pendant dix années comme la voiture familiale pour les ballades dominicales les petits séjours en bord de mer, ou encore les vacances. On retrouvera ci-après l'histoire de l'une d'entre elle.
 
 
 
 
 
3 – Coucou la revoilà
 
Il y a quelques jours, les hasards de la navigation sur Internet, m'ont fait découvrir un article relatif au salon Rétro-mobile de 2013, dans lequel était mentionnée la mise en vente de ce fameux véhicule ! Je reproduis ci-dessous son contenu, pratiquement tel que l'a écrit Pierre-Yves LAUGIER.
 
Pierre-Yves LAUGIER passe son doctorat en médecine puis … devient historien spécialiste de BUGATTI. Il est certainement le meilleur connaisseur de ces modèles d’exception. Il est l'auteur d'une « Anthologie des 57S », en 720 pages, richement illustrée avec plus de 1100 documents dont 900 photographies et lettres d’époque, pour la plupart inédites. Cet ouvrage présente les modèles BUGATTI 57 Sport de leur création à nos jours.
 
 
Présentation de la voiture mise en vente
 
 
 
Cette voiture appartient à la seconde série des COACH sur Châssis type 57.
Cette nouvelle série fait suite au premier dessin de 1934 qui donna naissance à un peu plus de 50 carrosseries de juin 1934 à août 1935. Le dessin du COACH VENTOUX deuxième série, présenté au Salon de PARIS en octobre 1935, montre une ligne de pavillon plus fluide qui vient sans rupture se prolonger par la malle intégrée. La première voiture est terminée le 28 septembre 1935 pour être exposée au grand Palais au Salon début octobre. Il s'agit du Coach châssis 57329.
La voiture présentée à la vente aujourd'hui est approximativement la dixième caisse construite de cette série qui prendra fin en octobre 1936 et comportera environ 30 voitures. Le rythme de production des COACH VENTOUX fut de quatre en décembre 1935, cinq en janvier 1936, sept en février, cinq en mars, quatre en avril, trois en mai et un dernier en août 1936.
 
LE COACH VENTOUX CHÂSSIS 57344
 
1 - La voiture sort de l'atelier de carrosserie le 3 février 1936. La caisse est de couleur noire intérieur cuir porc. Le véhicule est vendu le 10 février 1936 au concessionnaire BUGATTI de NANTES, Henri MATILE. Son grand magasin d'exposition est dans cette ville au 20 rue Racine. La voiture lui est facturée 57.608 F. Ce prix est le tarif consenti à tous les agents pour ce nouveau modèle. Henri MATILE avait commandé la voiture au tout début de l'année. Elle va lui servir de véhicule de démonstration pendant deux mois. L'agent a déjà fait immatriculer le véhicule le 14 janvier 1936, soit deux semaines avant même qu'il ne soit sorti de carrosserie. La plaque issue à cette date porte le numéro 8795 JH 3.
 
2 - Ce n'est que le 8 avril 1936, après deux mois d'utilisation en démonstration clients ou en présentation dans la grande vitrine du 20 rue Racine, que la voiture est acquise par son premier propriétaire privé. Marcel RINEAU, domicilié 20 rue FRANKLIN à NANTES, est un entrepreneur spécialisé dans l'installation de chauffage. L'entreprise est déjà ancienne. On lui doit l'installation du chauffage central dans des bâtiments historiques tels le Théâtre de FONTENAY-LE-COMTE le Comte en 1924. Le siège de l'entreprise se situe encore aujourd'hui au 46 Boulevard Prairie au Duc, mais la famille n'est plus aux commandes de l'affaire. Marcel RINEAU ne possédera pas d'autre BUGATTI que son coach 57344. Vers 1939, un accident près de SAINTES en Charente-Maritime, endommage fortement le pavillon, après une sortie de route Il est possible qu'à l'issue de cette péripétie, le véhicule soit repris par l'agent MATILE.
 
3 - Le 17 mars 1939, la BUGATTI est immatriculée dans le département de la Seine sous le numéro 7600 RM 3. Près d'un mois plus tard, la voiture est de retour en Pays de Loire, reprise par Henri MATILE le 26 avril 1939.
 
4 - Le véhicule reçoit alors la plaque 2751 JH 5. Peu de temps avant la déclaration de guerre, le 11 août 1939, l'exact jour de la disparition accidentelle de Jean BUGATTI, l'agent H. MATILE trouve un amateur dans la région toulousaine.
 
5 - La voiture est enregistrée sous le numéro 9004 FS 5 à la Préfecture de Haute Garonne ce 11 août 1939 au nom de P. GUGGENHEIM, domicilié 42 chemin de PAYSSAT à TOULOUSE. Le 11 novembre 1942 les troupes allemandes envahissent la zone non occupée et arrivent dans la ville rose. Ils s'empressent de réquisitionner les belles demeures. La BUGATTI échappe à leur convoitise.
 
6 - Elle est revendue le 3 août 1943 à Jean Maxime TROUVE, 28 rue PEYROLIÈRE à TOULOUSE. Il n'en est que l'intermédiaire puisque le 6 août, la voiture est enregistrée au nom de la " Compagnie Industrielle des Produits Agricoles " à SALIES DE SALAT.
Le Coach VENTOUX y réside jusqu'à la fin de la guerre.
 
7 - Elle est cédée le 26 mars 1946 à Georges LOUBET, chemin MAUBEC, SAINT MARTIN DU TOUCH, dans la banlieue de TOULOUSE.
 
8 - Quatre mois plus tard la voiture trouve un nouvel acquéreur dans la région Picardie. Elle fera le voyage de l'exode à l'envers remontant de TOULOUSE sur AMIENS qu'elle trouve meurtrie depuis les bombardements de mai 1940. Son nouveau propriétaire est directeur d'une importante fabrique de caoutchouc manufacturé. " Les Établissements HARTLEY et PONS ", dont le siège social est à l'Usine de la Croix Rompue à AMIENS. Notons que la société possède également des maisons à PARIS, NANTES et TOULOUSE. Il est possible que le directeur M. PONS ait découvert l'auto lors d'un déplacement dans l'une de ses succursales restée opérationnelle après le martyr d'AMIENS. Cette société est née au sortir de la grande guerre : vers 1921, un soldat britannique, le capitaine Harry HARTLEY, démobilisé en août 1919 décide de rester en France, où il a déjà épousé une jeune amiénoise en janvier 1918. Il s'associe alors avec M. PONS dans la vente de pneumatiques, le regommage et la réparation par vulcanisation d'enveloppes et chambres à air. H. HARTLEY était déjà dans le négoce automobile avec l'Australie, quand la guerre le trouve en 1914. Il sera tué au moment de l'exode en 1940, lors de l'avancée allemande sur la Somme. Son associé Maurice PONS développe après guerre la fabrication de caoutchouc moulé. Plusieurs brevets seront pris vers 1955 concernant des dispositifs de transports et protections des bouteilles ainsi que pour la fabrication de bottes en caoutchouc toilées par moulage. La BUGATTI est immatriculée le 23 juillet 1946 au nom de la " Société HARTLEY et PONS " à Amiens. Le véhicule reçoit la plaque 3886 XP 6. Le 16 janvier 1947, la voiture passe en nom propre à " Maurice PONS Industriel, 450 route de PARIS, AMIENS".
 
9 - Un an après son arrivée en Picardie, le COACH est revendu à un amateur parisien qui possède des attaches dans le pays car sa famille a pris l'habitude d'une villégiature à CAYEUX SUR MER, dans l'estuaire de la Somme depuis avant 1914.
Ainsi le 13 juin 1947, la BUGATTI est immatriculée au nom de Jean TURCK domicilié à PARIS ou CACHAN. Il semble que J. TURCK circule avec l'auto depuis quelque temps, avant de l'immatriculer à son nom, comme nous le prouve une photo extraite de ses archives montrant la plaque 3886 XP 6. En juin 1947, la voiture reçoit l'immatriculation 2482 RP 8 délivrée dans le département de la Seine. *              * Voir plus loin

10 - Après plus de dix ans de bons et loyaux services, lors de la reprise par la SAT, les BUGATTI sont revendues : le VENTOUX en avril 1957 (le cabriolet en mai 1958).

Le COACH est immatriculé le 16 avril 1957 au nom du Comte Antoine de LABRIFFE (1926-1995). Ce jeune banquier de 30 ans est domicilié au 172 rue de l'Université. Le très bel édifice Arts Décos de 1931, possède plusieurs garages pour abriter les voitures de cet amateur, quand elles ne sont pas dans sa propriété familiale du château de NEUVILLE à GAMBAIS dans les Yvelines.
 
11 - En septembre 1958, le garagiste Gaston DOCIME, spécialiste des BUGATTI, accueille dans son antre du 23 boulevard de la Saussaie à NEUILLY SUR SEINE, sa nouvelle acquisition. Comme la plupart de ses consœurs BUGATTI dénichées par le barbu de NEUILLY, 57344 va trouver le chemin des USA.
 
12 - Elle devient la propriété de Hugo BUERGER III à GOLDEN, Colorado, en septembre 1958. Celui-ci est dans le commerce de l'automobile. Il fut un temps importateur JAGUAR pour le Colorado et concessionnaire BUICK. Cet amateur éclairé voyagea beaucoup en Europe dans les années 50 à la recherche de belles voitures classiques.
 
13 - Vers 1973, nous retrouvons le coach BUGATTI bleu, à NEW YORK, au nom d'un certain J. CAPPUOZZO.
 
14 - Le nom de Dick WITHERS est mentionné avant que la voiture ne soit à nouveau vendue,
 
15 - Elle devient vers 1977, la propriété de Ronald SECOR de SAN DIMAS, Californie qui présente l'auto au Concours d’Élégance de PEBBLE BEACH cette année-là.
 
16 - En 1986, le COACH VENTOUX revient en Europe, acquis par le collectionneur britannique H.B. MURPHIE de BARNSTON près de WIRRAL, dans le comté du CHESHIRE.
 
17 - Le 29 juin 1992 la voiture est mise aux enchères par SOTHEBY'S. Elle devient alors la propriété de Romano ARTIOLI, le Président de BUGATTI Automobili Spa qui produira les rapides BUGATTI EB 110 de 1991 à 1995.
 
18 - Pour le compte de son propriétaire actuel, la voiture sort tout juste d'une longue mise au point mécanique de plus de trois ans, chez l'un des meilleurs spécialistes BUGATTI italien, l'atelier de Gianni TORELLI.
 
 
 
 La voiture qui avait été estimée entre

280 000 et 360 000 €

a, en fait, été adjugée pour 403 150 €
 
Voici ce qu'écrit Pierre-Yves LAUGIER à propos du 9ème propriétaire.
 
" L'histoire de cette BUGATTI nous a amené à retrouver et discuter avec Jean TURCK. Celui-ci porte fièrement ces 101 ans et sa mémoire de son époque BUGATTI est tout à fait claire. Notre conversation récente à son domicile et la lecture de ses souvenirs familiaux nous ont fait découvrir un personnage hors du commun.
- Jean, Paul, Gustave, TURCK est né à Paris, au 3 de la rue CLER le 17 mai 1911. Son père est professeur de patinage au Palais de Glace au Rond Point des Champs-Élysées. Très jeune, J. TURCK se passionne pour la radio. Il passe le diplôme de radio-technicien du Conservatoire National des Arts et Métiers en juin 1928. Il occupe ensuite divers emplois dans la jeune industrie radioélectrique. Il entreprend des recherches sur la modulation de fréquence. L'année 1934-1935 le voit effectuer son service militaire à la station radio-émettrice de la Tour Eiffel. J. TURCK s'initie bientôt à la mécanique BUGATTI car, en 1938, son frère aîné André achète un cabriolet Type 44 deux places, que Jean récupère en juin 1940 pour quitter Paris avec sa femme, son fils et ses parents à l'arrivée des allemands dans la capitale. J. TURCK travaille dès 1938 avec l'ingénieur Maurice HUREL sur un projet de bombe volante. Le 16 août 1943, ils rejoignent tous les deux la France Libre, en partant de CANNES sur un avion prototype à la barbe de l'occupant. A peine atterri à PHILIPPEVILLE, les anglais le contactent et l'emmènent à Londres ; ils font appel à son expérience pour mettre au point un dispositif de brouillage des bombes téléguidées allemandes qui déciment les convois Alliés en Méditerranée. En 1945 la Direction Centrale des Constructions et Armes Navales lui demande de créer sa propre entreprise, ce qu'il fait immédiatement.
L'usine de CACHAN, construite en 1946, située au 19 rue de la gare, ne tarde pas à employer 200 personnes. On y étudie et réalise divers équipements de télémesure, télécommande et télé-pilotage d'avions, mais surtout des émetteurs, filtres et détecteurs infrarouges.
« Mon gestionnaire M. BACONNET m'a fait acheter une belle voiture de prestige, une BUGATTI 57 VENTOUX avec laquelle je me rendais chez mes interlocuteurs» explique-t-il." Pour le compte de l'usine de CACHAN, une flotte de Traction Avant CITROËN est constituée pour les déplacements multiples et fréquents. Avec la BUGATTI VENTOUX jaune d'or nous passions nos fins de semaines à CABOURG. Un jour de folie j'ai acheté à Roger TEILLAC, avenue de SUFFREN, le cabriolet 57C GANGLOFF, noir cuir rouge, de 1939. Je crois l'avoir payé plusieurs millions de l'époque. Le garage de l'usine était dirigé par un mécanicien remarquable qui avait participé aux 24 heures du MANS chargé de la préparation et du suivi de la course des LORRAINE-DIETRICH, premières gagnantes de cette épreuve ! Mes BUGATTI étaient bichonnées. Le COACH VENTOUX était équipée de freins à câbles, qui n'étaient pas très efficaces. Je suis allé trouver un ancien mécanicien de l'usine BUGATTI, Albert DIVO, qui possédait un petit garage au 63 avenue de CLICHY. Il monta une commande hydraulique qui me donna toute satisfaction. La BUGATTI 57C fut utilisée pour les longs trajets à l'étranger. J'ai possédé les deux BUGATTI pendant près de dix ans. »
En 1948, J. TURCK élit résidence au domaine de la Tuilerie à SAULX LES CHARTREUX, à 20 km de son usine de CACHAN. La propriété possède deux grands garages pour y loger ses deux BUGATTI. Le COACH fut ré-immatriculé le 4 avril 1954, sous le numéro 5379 DU 75 au nom des " Établissements Jean TURCK" 139 rue de la Tour Paris 16ème, nouvelle adresse de son domicile privé.
Dès 1949, les Établissements TURCK sont contactée par MATRA pour étudier le guidage de missiles sol-air. Il devient un pionnier mondial de l'optronique. A partir de 1956, afin de disposer de plus de possibilité d'expansion, ils sont intégrés à la S.A.T (Société Anonyme de Télécommunication) dont ses activités deviennent l'une des divisions.
Après plus de dix ans de bons et loyaux services, lors de la reprise par la SAT les BUGATTI sont revendues : le VENTOUX en avril 1957 et le cabriolet en mai 1958.
Les activités aéronautiques, espace et l'optronique finiront par employer près de 2000 personnes dans les domaines de pointe qu'a initiés Jean TURCK. Modeste, celui-ci reconnaît quand même avoir eu dix ans d'avance sur les américains lors de ses recherches initiales sur l'infrarouge au début des années cinquante. Par la suite, de sa retraite en 1976, jusqu'en 1988, il restera ingénieur conseil et, suivant de près les travaux de l'OTAN, se montrera d'une grande utilité pour orienter la suite des études dans ce domaine,"
 
4 – Nous lui en reparlerons !
 
Depuis que Pierre-Yves LAUGIER a rencontré Jean TURCK, d'anciens collègues et moi-même avons eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois. J'imagine qu'il a dû être très heureux d'avoir des nouvelles de « sa » BUGATTI, peut-être même d'aller l'admirer !
Et pourtant, il ne nous en a jamais parlé. Aussi utiliserons-nous ces quelques notes pour une petite piqûre de rappel « au plaisir » qu'il a très probablement éprouvé en revoyant les photos de la voiture aujourd'hui âgée de 79 ans quelques mois après son 104ème anniversaire !
 
Bel exemple de longévité de part et d'autre, n'est-ce pas ?
 
O-O-O-O-O
O-O-O
O

 


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